Première injustice ( nouvelle)
Dans le square des enfants s’amusent pendant que les nourrices se regroupent pour échanger d’interminables indiscrétions. Les enfants courent, ils escaladent les portiques et se roulent dans le sable. Ils sont heureux.
Parfois l’un d’eux dérape en courant dans les gravillons. Il se relève en hurlant, les mains et les genoux écorchés. Les nourrices s’interrompent en toute hâte. L’une d’elles se lève, essuie les larmes et la poussière pour retourner bien vite à ses bavardages.
Il se dégage de cette ambiance une sensation intense de bruit et de liberté. C’st un phénomène qui fait plaisir à entendre et à voir. Insinue du bien-être sous les crânes.
Jambes croisées et bras étendus sur un banc au soleil, un sourire stupide aux lèvres, je passe pour quelqu’un de tout à fait respectable. Peut-être un vieux professeur en congé. Ou un artiste peintre, vous savez, la bohème. Ou encore un chômeur mais rien de grave. À peine une période transitoire entre deux emplois. Quelqu’un de parfaitement inséré au niveau du marché du travail. Sûrement pas un sans domicile fixe complètement bourré.
En face de moi une grosse jeune dame se tient assise sur un banc. Son visage sans charme regarde dans le vague, peut-être le manège à deux étages qui tourne un peu plus loin. Elle semble abattue par l’atmosphère de joie fébrile du square.
Elle se tasse un peu plus de travers. On dirait un gros sac de table. Un garçonnet en short court vers elle. Il est écarlate, les mains et les genoux maculés de terre.
« Maman maman, et si on allait au manège ? »
Il la traîne déjà par la main.
Les yeux de la grosse femme se détachent du point invisible qu’elle fixait. Elle regarde attentivement le gosse et laisse échapper la phrase suivante :
« Non, mon chéri, non. Tu sais on va faire comme les gens pauvres. On va se contenter des jeux gratuits. »
Le garçon cligne des yeux. Avec un effort louable, il regarde vers le haut pour essayer de comprendre le bien-fondé de cette étrange réponse. Les adultes ont souvent des réponses compliquées. Il le sait.
Pourtant c’est simple, petit bonhomme. On te signifie seulement que tu es tout en bas de l’échelle. Et que tu vas avoir bien du mal à en gravir les barreaux. Bon courage, mon garçon.
J’ai envie d’intervenir. De la mettre en garde. Oui, je dois absolument dire à cette dame ce qu’il convient de faire avant qu’il ne soit trop tard. Envie de lui dire :
« Attention, c’est irréversible, on ne répare jamais la première injustice ! »
Je vais me lever. Je me lève. A ce moment là, la grosse jeune femme se redresse brusquement comme si elle lisait dans mes pensées. Dans son regard, il y a soudain de la haine. Il est exclu que je brise le début de fragile équilibre biologique et social qu’elle a commencé de construire.
Elle marche vers son petit garçon et l’entraîne hors du jardin public. J’ai subitement l’impression d’être ivre mort…